Voici la vidéo réalisée sur le Campus Exhibition de l’Ars Electronica 2015, présentant en exposition le projet PARALLÈLES composé des pièces Moi, Ezio (2014) et Moi, Arno (2015).
Pour les plus curieux – des extraits de ma thèse présentant Moi, Ezio et Moi, Arno :
Moi, Ezio…
Ezio Auditore est un personnage de fiction vidéoludique qui apparaît dans trois jeux vidéo de la série Assassin’s Creed : AC II (2009), AC Brotherhood (2010) et AC Revelations (2011), du studio Ubisoft. Les deux premiers volets se passent dans l’Italie de la renaissance et proposent une navigation dans Florence, Venise et Rome vers la fin du XVe siècle et à l’aube du XVIe siècle, une des périodes charnière de l’histoire de l’Occident. Ces trois villes ont été modélisées à partir de documents d’archives. Lorsque le joueur est assez avancé dans le jeu, il peut parcourir les lieux librement.
Fin 2011, nous sommes allés dans chacune de ces villes italiennes, pour filmer des lieux.
L’installation Moi, Ezio… se présente sous la forme de cadres interactifs (écrans tactiles), présentant en plan fixe des endroits importants du jeu (récompenses, quêtes, moments clefs de l’histoire).
Le spectateur se trouve face à une multitude de points de vue, de possibilités et choisit ses interactions. L’interactivité s’exerce par le toucher (tactile) du spectateur sur l’écran.
Tous les écrans diffusent comme vidéo de premier plan, celle d’Ezio, un machinima[1] extrait des jeux vidéo : AC II, AC Brotherhood. Lorsque le spectateur interagit avec l’un de ces écrans, la vision bascule, une zone de la ville fantasmée de 1500 se retrouve inscrite dans les pierres restantes de 2011, le personnage principal n’est plus l’assassin du jeu, mais une jeune femme en jupe. Ezio devient « Moi », je suis derrière ce personnage que je commande dans le jeu… (illustration 30).
La tenue portée tient compte d’un aspect fictionnel qui montre toujours le héros habillé de la même façon quel que soit le jour de l’année. C’est un code tacite entre l’auteur et les récepteurs de fiction d’une certaine immuabilité du héros reconnaissable au premier coup d’œil. L’Assassin Ezio porte la même tenue, il peut cependant changer les couleurs de son costume et certains accessoires. En partant de ce principe la référence immuable de « Moi » sera la jupe multicolore et les chaussures, seul le haut changera légèrement de forme et de couleur, la coiffure reste un chignon bas.
Capture de la vidéo San Angelo 1503/2011 lors d’une interaction
Les différents moments ont été préparés sur la base des cartes des jeux vidéo Assassin’s Creed II et Assassin’s Creed Brotherhood, et reportés sur les cartes actuelles des trois villes, avant d’être exécutés et filmés. Le spectateur peut plonger tour à tour d’une réalité dissimulée à une virtualité dissimulable.
Un son distinct sort de chacune des pièces interactives. Le spectateur a cependant la possibilité de s’immerger dans celle sur laquelle il choisit d’agir en portant le casque audio dédié à l’écran tactile. De ce fait, il pourra distinctement entendre les variations sonores induites en fonction de ses actions.
La confrontation de mêmes villes à une époque différente est intéressante dans sa comparaison géographique et architecturale. De plus, ces villes ne sont pas parcourues de la même manière par mon corps et mon avatar. Je ne connaissais ces villes que virtuellement, au travers des parcours de mon personnage Ezio, escaladant les bâtisses de son époque mais aussi les monuments de la ville. Il est intéressant de comparer ces souvenirs vidéoludiques avec ceux des voyages, de cerner le décalage et le sentiment d’étrangeté dans la ressemblance entre l’univers virtuel de la fiction et l’architecture actuelle des lieux. Les endroits ont été choisis car ils témoignaient d’un lien fort avec le récit vidéoludique, mais si ces endroits font particulièrement sens dans les jeux vidéo, c’est parce qu’ils sont toujours repérables et remarquables dans l’Italie contemporaine. Ils font potentiellement déjà écho chez le joueur en raison de leur spécificité culturelle et (concrètement) touristique.
Les tableaux interactifs présentent chacun un moment particulier. Trois plans sont tournés à Florence devant les parvis de Santa Maria del Fiore et Santa Croce et sur le Ponte Vecchio, un plan est tourné à Venise devant l’Arsenale et deux plans sont tournés à Rome face au Panthéon et à San Angelo. Le jeu s’opère par le choix de l’action du spectateur qui dévoile dans la zone tactile l’autre vidéo, cachant de ce même fait la première vidéo, il choisit donc sa lecture. Celle-ci est nécessairement différente à chaque lecture, car le spectateur est amené à prendre un parti pris. En découvrant une zone de la seconde vidéo, il (se) cache alors l’action de la première en ce même emplacement. Son interaction lui permet une sorte de fusion des deux vidéos mais ne lui permet pas de voir distinctement ces deux vidéos côte à côte. C’est son choix, son intervention rend pertinente la confrontation. C’est pour cela que nous avons opté pour une technologie interactive et non pour un dispositif montrant les deux vidéos.
En septembre 2011, nous nous sommes rendus dans chacune de ces villes et avons filmé des instants vécus au travers du personnage virtuel Ezio de la série vidéoludique Assassin’s Creed. Une sorte de transposition fait appel aux souvenirs passés en ces lieux à la fois virtuels et réels. Nous pouvons y voir un clin d’œil au moment que définit la carte postale. Ces instants ont été filmés à la troisième personne, je reste toujours de dos à la caméra comme mon avatar lorsqu’il se déplace. Les machinimas, dans le cas présent, les captures des jeux vidéo Assassin’s Creed II et Assassin’s Creed Brotherhood, ont été faites en 2014. Je dirige la vision d’Ezio et mets en scène son entourage, j’intime le personnage. Je refais virtuellement les actions sauvegardées par la capture en ces lieux. Mon avatar prend place et dissimule mon corps. Ainsi en prenant la place d’Ezio, je tends à avoir le même point de vue que l’avatar et le spectateur a un double point de vue ; celui du joueur du jeu et celui du spectateur de la mise en scène de la seconde vidéo. Dans son interactivité il mélange en une même image les deux visions.
Dans les jeux à monde ouvert, le joueur peut s’amuser à composer des scènes inattendues et troublantes avec la contribution involontaire des personnages enfermés dans une ritournelle gestuelle. Le plaisir de faire flâner son personnage à rebours de l’action, de le maintenir dans des états de longue fixité ou de l’amener à des proximités sans échange avec ses répondants programmés (comme on peut aussi le voir parfois dans les machinima) est voisin de celui évoqué par André Breton racontant sa manière de se rendre au cinéma avec son ami Jacques Vaché.[2]
Cette idée de fixité et de confrontation de l’avatar qui bouleverse la routine des personnages non joueur (PNJ) régis par un simili d’intelligence artificielle (IA) sont des points qui m’ont beaucoup intéressée dans Moi, Ezio…. Cet état est d’ailleurs double puisque, dans le machinima, les PNJ sont troublés mais ce trouble est aussi ressenti par des touristes inquiets de mon comportement immobile, de mon état de fixité face au lieu. C’est particulièrement visible dans la séquence face à San Angelo où au même moment dans les vidéos, un PNJ regarde de biais par à‑coups traduisant la saccade du programme, témoignage d’une certaine suspicion envers mon comportement de joueuse. Cette scène fait écho au comportement d’un touriste qui tout en me tournant autour m’observe avec un certain intérêt mêlé à un certain scepticisme vis-à-vis de mon comportement anormalement statique en ce lieu.
Moi, Ezio… zone(s) de suspicion
La technologie de chaque écran combine un machinima (capture HD) via les consoles PlayStation 3 et Xbox360 ainsi qu’une vidéo HD, le tout est lié par un programme réalisé sous Processing. Les deux vidéos sont lues ensemble, le fait de toucher l’écran déclenche un masque alpha permettant de voir progressivement la seconde vidéo. Le traitement du son suit un peu cette logique mais est déjà présent à un niveau bas lors de la diffusion de la vidéo principale. Un flou réside entre les deux vidéos à leur jointure. Lorsque l’écran est touché le son de la seconde vidéo monte crescendo proportionnellement à la taille de l’ouverture créée, tout à l’écoute de cette proportion, le son de la vidéo principale diminue au-fur-et-à-mesure que l’autre grandit. La technologie tactile a été choisie car elle permet littéralement une prise en main de la lecture des vidéos par le spectateur déjà habitué à cette pratique du toucher numérique. Du point de vue de la programmation, cela ne change pas en terme de code : l’action du toucher est égale à celle du clic gauche de la souris. En revanche l’action du toucher prolongé est synonyme sur les appareils tactiles d’action du clic droit de la souris. Il faut donc désactiver cette fonction dans les configurations de la machine même. Le programme a été développé sous un OS Windows.
La RAM nécessaire est inférieure à 512Mo, cependant la machine doit posséder un processeur performant. La finalisation du programme sur Processing, permettant l’effet de basculement par zone, a été réalisé en vue d’une démonstration de Moi, Ezio… à Poitiers le 5 mai 2014. Désirant une interface tactile légère (de la dimension d’une tablette standard) nous avons utilisé un modèle hybride permettant de garder sa fonction d’ordinateur même en mode tablette. L’application fonctionne sur une technologie récente, non disponible au début du projet. Les vidéos tournent en continu, attendant les interactions des spectateurs.
Nous avons aussi travaillé le son pour qu’il donne dès le départ un sentiment d’étrangeté. Ainsi sans qu’il y ait interaction, lorsque nous sommes face au machinima, le son de la vidéo capturé sur les lieux en septembre 2011 est déjà présent à un faible niveau et dénature la capture du jeu vidéo. Lorsqu’il y a une interaction, le son prisonnier de l’autre monde semble s’échapper car son volume augmente de façon progressive. Lorsque le doigt ne touche plus l’écran, le son semble s’étouffer même s’il perdure toujours. Il officie comme un appel à aller voir ce qui se passe de l’autre côté, à chercher le rapport de force que les deux sons, les deux images vont avoir vis-à-vis de l’autre, sans qu’il n’y ait jamais un seul et unique point de vue.
Moi, Arno…
Le procédé utilisé pour réaliser Moi, Arno… est assez proche de celui de Moi, Ezio… plus précisément, c’est une extension des possibles du premier essai Moi, Ezio… qui date de 2011 alors que Moi, Arno… est réalisé en 2015. Dans Moi, Ezio… nous avons souhaité réaliser des parcours dans les trois villes italiennes, les plans ont été filmés mais une mauvaise qualité de prise de vue et un problème d’échelle conséquent entre la géographie des lieux et la géographie du jeu vidéo, nous ont contraint à abandonner le montage des parcours. Lorsque le cinquième volet de la saga Assassin’s Creed portant sur la Révolution française est sorti en fin d’année 2014, nous avons repris l’idée d’essayer diverses possibilités : de courts parcours, des panoramiques et des plans fixes plus longs[3].
Assassin’s Creed Unity se déroule principalement à Paris à la veille de la Révolution française. La carte du jeu est concentré sur le centre de Paris. Au nord de la Seine sont modélisés : le quartier du Louvre comprenant au nord la rue Feydeau au centre la place Vendôme et au sud les Tuileries ; le « ventre de Paris » avec à l’ouest les Halles et à l’est l’Hôtel de ville, à leur nord la porte de Saint-Denis ; et le Marais englobant la zone du même nom, à son nord le quartier du Temple et au sud-est l’Arsenal. Au milieu de la Seine, le joueur peut aller sur l’île de la Cité et l’île Saint-Louis, de l’autre côté de la rive se trouve le palais de Justice. Au sud de la Seine, trois autres quartiers ont été intégrés à la fiction vidéoludique : à l’ouest, les Invalides avec un champs de Mars encore vierge de la construction métallique de la Tour Eiffel, à l’est des Invalides, le quartier de Saint-Thomas d’Aquin et au sud le quartier de Saint-Lambert ; puis le quartier Latin avec le faubourg Saint-Germain, la Sorbonne et le Luxembourg ; à l’est la Bièvre composée des quartiers Saint-Jacques, Saint-Marcel et celui du Panthéon. Tous ces emplacements sont à la fois fidèles et faux. Ils rendent compte d’une ambiance générale qui semble juste mais qui est, en réalité géographiquement fausse. Ces différents quartiers, monuments, parcs, etc., ont été ramassés, compactés pour seoir à l’esthétique et à l’expérience vidéoludiques. Lorsque le joueur manipule l’avatar, il a l’impression que les distances entre les différents lieux sont longues, c’est du ressort de la sensation vidéoludique et non de mesures réelles entre les bâtisses. Ces mesures ont été raccourcies dans le jeu, l’échelle de reproduction n’est pas de 1/1 pour satisfaire l’expérience du joueur et permettre un développement du jeu moins contraignant. Proportionnellement aux autres quartiers, l’île de la Cité et l’île Saint-Louis sont plus proches de l’échelle à taille réelle, même si le rapport est d’environ 1/3 . Cependant vis-à-vis des proportions transcrites sur la carte du jeu vidéo, les îles de la Seine sont gigantesques par rapport aux tailles définies des six quartiers les entourant. Pour Moi, Arno… nous avons principalement filmé ces lieux pour alléger la disproportion d’échelle ressentie lors des déplacements.
Comparatif des cartes de Paris
En haut : Scanographie de la carte du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity;
En bas:Capture d’écran de l’image satellite de Paris fournise par GoogleMaps.
Pour préparer les différents plans (parcours, travelling, plans fixes) nous nous sommes déplacés sur les lieux avec la carte du jeu vidéo pour référence. Au préalable, j’ai capturé des images clefs des parcours faits dans le jeu qui sont ensuite retranscrits par les prises de vues réelles. La démarche est similaire pour les panoramiques et les plans fixes. Les machinimas correspondant sont capturés par la suite, les deux vidéos juxtaposées sont ensuite mises dans le programme codé par Eric Hao Nguy.
La silhouette d’Arno est assez proche de celle d’Ezio, la tenue que j’ai choisie de porter ressemble à la précédente, j’ai gardé une jupe rayée que j’ai accessoirisé différemment. Mes cheveux tombent cette fois-ci en queue de cheval. Ceux qui connaissent les évolutions graphiques 3D des jeux vidéo verront un clin d’œil à la démonstration graphique des coupes de cheveux des héros et héroïnes. L’héroïne archéologue de Tomb Raider, Lara Croft, aborde dans le premier volet de la saga, un chignon bas, qui devient une longue tresse dès le deuxième opus pour devenir une queue de cheval dans le dixième.
Différents lieux ont été choisis en raison de leur importance dans l’histoire du jeu vidéo et de leur symbolique touristique aujourd’hui. Deux parcours ont été réalisés, les traversées de deux ponts parisiens : le pont Neuf traversant la Seine depuis le bout de l’île de la Cité ; et le pont de la Concorde joignant la place du même nom au palais Bourbon. Ces deux plans ont été réalisés avec un stabilisateur de caméra pour atténuer les à-coups provoqués par les pas du cameraman. Un panoramiques vertical a été réalisé devant Notre Dame de Paris et sur le champ-de-Mars. Il montre la façade imposante de la cathédrale parisienne devant une foule de révolutionnaires dans le jeu vidéo et une foule de touristes dans le Paris de 2015. Il est clairement assumé comme un clin d’œil à la carte postale officielle de Paris. Parmi les plans fixes, plusieurs sont pris depuis les ponts de la Seine présents dans le jeu vidéo et dans le Paris actuel comme le pont Neuf (1578), le pont Royal (1689) et le pont de la Concorde (1791)[4]. Tous ces plans regardent vers l’ouest parisien où se dresse la Tour Eiffel absente du jeu vidéo. En 1791, le champ-de-Mars rentre dans l’Histoire pour sa fusillade considérée comme un des tournants de la Révolution française ; en 2015 le lieu évoque la Tour Eiffel, création de 1889 qui commémore le centenaire de la Révolution française et qui est également l’attraction phare de l’Exposition universelle. Ce plan laisse apparaître le symbole parisien au milieu du champ. Trois autres plans fixes ont été tournés devant des lieux emblématiques d’un temps ou d’un autre, comme la Samaritaine, le Centre Pompidou, l’Hôtel des Invalides resté en parti figé dans le temps ou la place de la Concorde où à l’endroit de l’actuel obélisque se dressait la guillotine.
La mise en exposition de Moi, Arno… et Moi, Ezio… à l’Ars Electonica 2015 a été pensée sous la forme suivante, à la place d’écrans 10 pouces montrant chaque séquence de chaque pièce, deux écrans de 27 pouces, sur deux pans d’une cimaise autoportante, présentent l’un Moi, Ezio… et l’autre Moi, Arno…. Jean-Luc Soret, commissaire d’exposition a proposé un type d’installation triangulaire pour ne pas alourdir l’espace d’un parallélépipède massif, de plus, les deux écrans sont désormais visibles depuis l’entrée de la salle d’exposition. Sous chaque écran tactile un casque permet d’entendre les différentes variations des sons mêlés en fonction des actions du spectateurs sur l’écran (illustration 35). L’écran de droite présente les différentes séquences s’enchaînant de Moi, Ezio… et fait voyager le spectateur entre les trois villes italiennes fantasmées et leur vision en 2011. L’écran de gauche montre les séquences mises bout-à-bout de Moi, Arno… qui présente un parallèle similaire entre un Paris révolutionnaire fantasmé et l’actualité parisienne de ces lieux en 2015.
Schéma et photographies de la mise en exposition de Moi, Ezio… et Moi, Arno… à l’Ars Electronica de 2015
Notes :
[1]Nous rappelons que machinima est un mot valise composé des mots : machine, cinéma et animation – II. D. 2. 1 l’utilisation des technologies du jeu vidéo pour générer des images.
[2]Paul Sztulman, « Les explorateurs des abîmes. » In Voir les jeux vidéo: perception, construction, fiction, par Elsa Boyer, 17‑92. Montrouge: Bayard, 2012, p.36.
[3]La technique demandée au niveau de la réalisation des films étant plus complexe notre équipe s’est agrandie et a compté sur ce projet quatre personnes : l’auteur, Eric Hao Nguy, Johan Glorennec et Louis Bustin.
[4]Le pont des arts (1801), le pont du Caroussel (1834), la passerelle Solferino (1999), pont Alexandre III (1900) ne figurent pas dans le jeu vidéo.
Belle article!!! Merci pour les infos!!!
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